3/7/2023
 DANS 
SOCIÉTÉ

Paroles d'expert avec Jean-Joseph JULAUD

 “Au lieu de la dénigrer, il faut conquérir la langue française”

Comme le montre l’étude réalisée par FLASHS pour le site Merci-App.com, les Françaises et les Français entretiennent un rapport ambivalent à l’orthographe, domaine qu’ils respectent et redoutent à la fois.

Auteur de nombreux ouvrages à succès sur la langue française, Jean-Joseph JULAUD partage avec nous un regard bienveillant et exigeant sur le sujet, à rebours de nombreuses idées reçues. 

Léa PAOLACCI (FLASHS) 

Jean-Joseph Julaud merci d’être présent pour cet entretien. Je suis ravie de vous recevoir. Pouvez-vous vous présenter ? 

Jean-Joseph JULAUD :

Je suis un ancien professeur de français. J'ai enseigné d’abord l'histoire, la géographie et le français, puisqu’il fut une époque où l’on était bivalent. C'était d'ailleurs trivalent et je me suis ensuite spécialisé dans l'enseignement de la langue française au collège. 

C'était une volonté de ma part. Cette profession, je l'ai quittée en 2004, étant donné que lorsqu'on publie des livres, on peut avoir des surprises de toutes sortes. 

Ça a été une bonne surprise puisque les livres que je publiais ont eu un écho très favorable de la part des lecteurs. Je ne pouvais pas faire deux métiers, alors je me suis transformé en écrivain professionnel, puisque j'ai vécu de mes droits d'auteur à partir de 2004. Oui, j'adore la langue française, tout ce qui concerne bien sûr son orthographe, sa grammaire. Je lui trouve cette qualité majeure d'être un élément de communication extrêmement précis et agréable aussi.  

Léa :

Merci. Les résultats de notre enquête indiquent que 85% des Français et des Françaises estiment avoir un bon niveau d'orthographe. Pourtant, la dictée qui a été menée lors du sondage révèle qu’ils font des fautes assez communes. 

Pouvez-vous nous expliquer cette disparité entre l'estimation subjective et le niveau réel des compétences orthographiques ?

Jean-Joseph : 

Oui, c'est une question très complexe. C'est cette question de la maîtrise de l'orthographe - car il se trouve que nous sommes dans cette phase aujourd'hui -, où l'on peut observer le résultat de la massification de la scolarité en quelque sorte. Dans les années 50, il y avait finalement peu de révélateurs qui nous permettaient de constater le niveau en orthographe. Mais il me semble que l'on n'était guère différent du niveau d'aujourd'hui. Tout simplement parce qu’aujourd'hui, on a des révélateurs qui sont incroyablement précis. On écrit toujours, on est sans cesse en train de faire un mail, on est sans cesse en train d’envoyer un petit message et donc tout ce qui concerne l'orthographe est dévoilé. 

Il fut un temps où les erreurs, les fautes dans la correspondance passaient largement dans une zone d'ombre qui permettait de ne pas se désoler d'un niveau qui était à mon avis assez bas aussi. Eh bien là, c'est l'orthographe qui est devenue une préoccupation majeure. C'est dans cette mesure-là que l'on peut expliquer une distorsion entre la façon dont les gens se perçoivent. Ils n'ont pas envie de dire non plus qu'ils ont beaucoup de difficultés. 

Dans cette dictée de l'Ifop, il y avait des difficultés d'orthographe lexicales, des difficultés d'orthographe grammaticales, des difficultés d'accords, de logique. 

Alors évidemment, on a plutôt tendance à regarder les éléments faciles que les éléments plus difficiles. Vers la fin de la dictée, le mot “différend”, par exemple, que pratiquement personne ne sait écrire avec clarté. Donc là évidemment aussi, on a tendance à se dire “oui, j'aurais peut-être su l'écrire”, mais on préfère dire “oui, je suis assez bon en orthographe” plutôt que de dire “j'ai beaucoup de difficultés en orthographe”.  

Léa :

L'étude met d’ailleurs en évidence une différence significative entre les générations en termes de fautes d'orthographe : 78% des Français âgés de 65 ans et plus ont au moins un niveau “convenable” en orthographe contre 41% des 15-24 ans. 

Doit-on cet écart simplement à l’expérience liée à l’âge ou y a-t-il un autre versant ? 

Jean-Joseph : 

Disons qu'aujourd'hui, les élèves sont assaillis par beaucoup de préoccupations de toutes sortes. Il fut un temps où les gens de plus de 65 ans, voire de plus de 70, n’avaient qu’un objectif, c'était bien écrire. Et bien écrire d'abord sur la calligraphie, ensuite l'orthographe, puis la grammaire. Tout ça, c'étaient des sciences quasiment, qui étaient promues au premier rang de toutes les préoccupations. 

Aujourd'hui, c'est différent. On a beaucoup travaillé sur le plan de l'oral. Les jeunes générations sont beaucoup plus à l'aise à l'oral. Elles ont un vocabulaire peut être plus étendu, mais qu'elles maîtrisent moins sur le plan de l'orthographe. Auparavant, c'était l'écrit et aujourd'hui, c'est plutôt l'oral que l'on privilégie. 

On était plus soucieux de donner à l'orthographe la priorité. Aujourd'hui, il y a peut-être un laxisme, tout simplement parce qu'il faut que tout le monde puisse aussi s'exprimer. Si l'on met des barrages trop importants, eh bien il va y avoir une hésitation, puis une frustration et puis une culpabilisation. Donc, il y a là des portes qui se sont ouvertes et ce n'est peut-être pas plus mal. 

Léa :

L’étude révèle également qu’un quart des Français et Françaises perçoivent leur niveau d'orthographe comme un obstacle, en particulier dans les sphères éducatives et professionnelles. 

Malgré cet attachement à la complexité de notre langue, peut-on dire que le français est élitiste et que l'orthographe peut être considérée comme un marqueur social ?

Jean-Joseph : 

Non, parce que l’élite, qu'est-ce que c’est ? Ce sont des gens dont la profession inclut la pratique de l'écrit au quotidien et quasiment à chaque instant. Donc c'est normal que ceux que l'on classe dans “l'élite” - je suis assez sceptique, moi, pour tout ce qui concerne les catégories sociales - sont les gens qui sont davantage appelés à pratiquer et à utiliser la langue française à chaque instant. Mais, forcément, il faut viser un très bon niveau. Et ceux qui ont un niveau inférieur, eh bien peut-être pratiquent d'autres métiers qui sont tout aussi valables, tout aussi utiles, mais ils utilisent moins l'orthographe. 

Alors dire que tout cela peut culpabiliser et engendrer une hiérarchie, c'est assez gênant. C'est assez gênant parce que ça établit des différences qui ne vont pas dans le sens de la bonne entente et de la bonne communication entre les classes. 

J'ai enseigné longtemps le français et je faisais une petite expérience. Chaque fois, lorsque la rentrée était effectuée, au mois de septembre, je donnais une petite dictée. On peut appeler ça autrement maintenant parce que ça fait ringard de parler de dictée. Quoiqu'elle revienne à la mode, il y en a eu une sur les Champs-Élysées qui a rassemblé des milliers de personnes et c'est une très bonne chose. 

Donc, je donnais une petite dictée et j'avais à chaque fois trois ou quatre élèves qui étaient très bons en orthographe. En observant leur milieu social, leur milieu socioculturel, je m'apercevais que ce n'étaient pas forcément des milieux favorisés. C'est ça aussi qu'il faut souligner. J'avais des gens de milieux très modestes qui pouvaient être très forts en orthographe. Il ne faut pas associer, si vous voulez, l'appartenance à une classe. Et là, l'excellence en orthographe, c'est faux, c'est faux. 

Il y a une sorte de presque don pour l'orthographe. On est doué pour l'orthographe et je pense que les neurosciences nous éclaireront beaucoup à ce sujet parce qu'on est en train d'observer de façon beaucoup plus scientifique que politique quasiment le fonctionnement de l'individu, du cerveau. 

Vous voyez, il y a pour moi des découvertes à faire. Je vous dis qu'il n'y avait pas de corrélation entre les forts en orthographe et l'appartenance sociale. Pour moi, c'était un hasard. Voilà.  

Léa :

Alors, on l’a vu, il existe dans notre pays un attachement quasi viscéral à une orthographe reconnue pourtant comme complexe. En plus des appels à la simplification de la langue, 30% des Français et Françaises estiment que le correcteur orthographique est la solution la plus efficace pour ne plus faire de fautes.

Quelles pourraient être les conséquences socioculturelles et linguistiques de ces outils d’aide et d’éducation numérique ?

Jean-Joseph : 

En même temps, l'art de la langue française est réputé difficile. Et je me bats contre cette idée qui est une idée reçue. Parce que la langue française, lorsqu'on observe le classement mondial des langues, elle arrive loin derrière le chinois, l'arabe littéraire, elle arrive loin derrière le grec, elle arrive loin derrière l'allemand, les langues germaniques. Elle est classée dans les langues les moins difficiles. 

Il faut simplifier la langue française ? Je ne pense pas. C'est un moyen de communication qui est précis, qui possède une belle élégance intellectuelle. Si l'on commence à la simplifier, on va arriver vers un sabir qui ne sera pas honnête par rapport à tout ce que la langue nous offre comme héritage. 

Ce qu'il faut, au lieu de passer son temps à dénigrer la langue française, c’est s'y mettre. Il faut faire, tout simplement, l'effort de l'acquérir. Je dirai, même si l'on est amoureux de la langue française, de la conquérir. C'est quasiment une conquête amoureuse. Si on l'aime, la langue française, on sera aimés de la langue française. 

Il y a là quelque chose qui est assorti quasiment aux sentiments, mais associé à la rigueur aussi d'une pratique pour soi-même. Il faut la travailler quasiment tous les jours. C'est ça qu'il faut, et en un an, on devient extrêmement compétent en langue française. 

Deuxièmement, pour ce qui concerne les correcteurs d'orthographe, je trouve ça très bien parce que chaque fois qu'un mot est souligné, on va réfléchir. Est-ce que c'est vraiment ça que j'avais dans la tête ? Est-ce que c'est ce mot-là ? Est-ce qu'ils s'écrivent vraiment comme ça ? Je vais pouvoir vérifier. On a des outils fantastiques. 

Aujourd'hui, les outils dont on dispose sont extraordinaires. On n'a jamais, jamais disposé d'outils d'une telle efficacité. Alors évidemment, ça peut faire peur. On peut avoir des réticences, on peut avoir aussi des interrogations, mais je pense qu'avec ce dont on dispose, on a vraiment tout pour réussir à maîtriser la langue. Parce que c'est une conquête incessante. Notre mémoire est infidèle, notre mémoire va laisser partir l’accord du participe passé dont on dit qu’il faudrait le supprimer. Mais, mon Dieu, quelle bêtise ! “J'ai enfin acheté l'appartement de ma voisine que j'ai convoité depuis longtemps.” Vous avez convoité l'appartement ou la voisine ? Oui, c'est ça le gros problème. Je prends un exemple caricatural, évidemment, mais la langue française est pleine de ces petits ajustements qui favorisent la précision de la pensée. L’atout majeur, et c’est ce que l'on oublie quand on parle de langue française, c'est la communication. La précision des communications, la qualité de la communication. De la même façon que pour le langage mathématique et pour le langage informatique, il faut une précision extrêmement rigoureuse. On ne peut pas mettre 1,45 au lieu de 1,46. En mathématiques, on ne peut pas être un point ou un trait de plus en informatique. Et bien pour la langue française, acceptons cette nécessité d'une précision de la langue qui s'impose aujourd'hui. 

Pourquoi ? Parce qu'auparavant, jusqu'au XIXᵉ siècle où tout le monde était encore en train de travailler la terre. La ruralité était encore très présente. On s'en fichait pas mal de la langue française. Aujourd'hui, notre culture, notre civilisation ont supprimé beaucoup de travaux physiques. Maintenant, c'est avec notre tête que l'on travaille.

Il nous faut posséder bien un outil de communication, une langue qui nous sert à travailler, envoyer des messages au bout du monde, à écrire des livres et tout le monde y est astreint. C'est ça le problème.

 C'est là que cette langue française doit être précise, codifiée d'une façon maximale. Pour tout vous dire, j'ai vraiment peur de l'écriture inclusive parce que ça jette le trouble dans la langue, dans la communication. Ça ne nous apporte pas de confort. On cherche dans la communication, on cherche le confort, on se parle, c'est confortable parce que nous nous comprenons. 

Si l'on jette le trouble avec divers éléments qui sont mal compris, ça va créer des ruptures, ça va créer des vrais problèmes. 

Léa :

Pour finir, où souhaitez-vous rediriger les personnes qui nous écoutent pour découvrir votre travail ?

Jean-Joseph : 

Le dernier ouvrage que j’ai publié est un petit manuel : “Le petit manuel à l’usage de ceux qui doutent”. C'est un livre qui contient tout ce qui concerne la langue française, l'histoire de la langue française, depuis sa naissance jusqu'à nos jours. Siècle par siècle. Parce qu'il y a quand même des outils à posséder pour ce qui concerne l'apprentissage, ou du moins le fait que l'on s'informe sur la langue. C'est ce que j'ai inventé. J’ai inventé le tiroir des siècles.  

Vous classez le premier tiroir au Moyen Âge par exemple et vous voyez les poésies, romans, essais. Vous tirez le tiroir de chaque siècle et vous classez par genre. Lorsque vous avez ça mentalement, vous allez pouvoir mettre dans ces tiroirs-là des auteurs, des textes. Cela vous permet d'avoir une vision à la fois synthétique et précise de tout ce que contient ce que la langue française vous offre.

C'est un livre qui comporte aussi une commande, une méthode pour acquérir de l'orthographe, une méthode personnelle. J'aime beaucoup utiliser l'humour, donc on ne s'ennuie pas avec ce genre de choses.  

J’ai dix étapes pour traquer les mots rebelles. La phase numéro deux regroupe les trucs pour les apprivoiser et la phase numéro trois les homonymes périlleux. 

Vous voyez, les dix monstres du langage, à commencer par “comme même”. C'est le même que celui que vous aviez dans la dictée de l'Ifop.

Ensuite, il y a des réglages de précision, bref tout. Si l'on possède tout ça, alors là, au bout de quelques mois, c'est quelque chose qui vous permet d’avoir un bon, voire un très bon niveau. Alors, on devient quelqu'un qui va défendre l'idée que la communication idéale passe par une maîtrise de la langue française et surtout pas par un dénigrement de cette langue. Langue qui nous sert à quoi ? À communiquer et aussi à rêver, à faire des projets, à entrer en relation avec quelqu'un. C'est la vie entière. Donc, c'est quelque chose d'énorme et de très précieux.  

Léa :

C'est une belle façon de conclure. Merci beaucoup Jean-Joseph Julaud.